BENZODIAZEPINES : Médicaments…et…ou drogues ?

Nicolas Donzé, Biologiste FAMH en chimie clinique, Toxicologue forensique SSML.
Hôpital du Valais, ICH, Service de chimie clinique et toxicologie

Introduction

En France, en 2012, plus de 100 millions de benzodiazépines ont été vendues, soit 4 boîtes de benzodiazépines chaque seconde. Parmi les utilisateurs, environ 11 millions en ont consommé au moins une fois au cours de l'année 2012, dont 22% deux  différentes benzodiazépines simultanément. L'âge moyen des consommateurs de benzodiazépines est de 56 ans. Récemment
dans la revue ’’The British Medical Journali’’ il est établi que la prise de benzodiazépine à long terme augmenterait le risque de démence chez les personnes qui en prennent régulièrement. Ainsi, la consommation à long terme de ce type de médicament devrait ou pourrait être considérée comme un souci de santé publique. Alors que penser de ce psychotrope né dans les années 1960 et toujours considéré comme le médicament idéal et à utilisation sans aucun risque ?

Les benzodiazépines : médicaments ou/et drogues ? Cette revue souhaite poser une réflexion sur ces molécules et leur utilisation dans notre société moderne. Utilisées entre autres pour la gestion de maux nés avec l’humanité, à savoir, la peur, le stress, l’anxiété, ces médicaments psychotropes traitent un symptôme commun sans forcément résoudre la cause. Pourquoi cette peur me paralyset-elle et comment puis-je la gérer, ou l’anesthésier ? Ainsi, tous ces médicaments nous amènent à une question fondamentale que l’on craint de se poser et de résoudre : ‘’Quo vadis ?’’ (Où vas-tu ?). La peur, parfois mère de la prudence, peut devenir mère de nos colères et frein à nos vies, et depuis les années 60, les benzodiazépines sont devenues la solution proposée par la médecine pour éteindre certaines de nos souffrances, et en particulier nos peurs.

Les benzodiazépinesii, famille de médicaments aux 5 vertus (anxiolytique1, tranquillisant, hypnotique, anticonvulsif, myorelaxant2 et amnésiant) sont parmi les médicaments les plus vendus dans le monde. Dans les années 1960, au début de leur mise sur le marché, on les vantait pour leur capacité à nous aider à résoudre tous nos problèmes, ou à peut-être les oublier. En effet dans une publicité américaine pour le Valium®, on pouvait lire : ‘’Sweet refreshing… Valium…when denial is the best alternative3’’.

Valium

1 Substance qui combat l'anxiété.
2 Un myorelaxant est un médicament ayant pour effet de décontracter les muscles.
3 Doux (ou sucré, mignon) et rafraîchissant Valium … quand le déni est la meilleure alternative.

Histoire des benzodiazépines : le traitement de l’anxiété

L’anxiétéiii, la nervosité et les troubles du sommeil sont des soucis que l’humanité connaît déjà depuis l’antiquité. Les premiers médicaments utilisés pour le traitement de ces symptômes furent les opiacés, l’atropine, la scopolamine et même l’éthanol. Ce dernier, en quantité modérée, peut apaiser provisoirement ces troubles, mais les effets négatifs à long terme n’ont pas permis à l’alcool de se classer dans les outils thérapeutiques validés pour le traitement de l’anxiété. Ainsi, au XIXème siècle, on utilisa le sel de brome (KBr) comme sédatif, mais il fut rapidement abandonné à cause de sa toxicité. En 1903, une nouvelle famille de médicaments arrive sur le marché, les barbituriques, dont le premier fut le barbital (acide diéthylbarbiturique) suivi par d’autres médicaments comme les antihistaminiques, l’hydrate de chloral et la tristement célèbre
thalidomide. En effet, mise en vente entre 1957 et 1961, la thalidomide (Contergan®), utilisé comme sédatif, a été retiré du marché à la suite des conséquences de son utilisation chez les femmes enceintes, dont les enfants présentaient de nombreuses malformations. En 1960, la première benzodiazépine, le chlordiazépoxide (Librium®), suivi par de nombreuses autres, est proposée aux patients. Alors, grâce à une large marge thérapeutique4 et une sécurité d’utilisation, les benzodiazépines sont rapidement devenues une référence et ont remplacé les médicaments utilisés auparavant.

Léo Sternbach est le chimiste américain père de la molécule appelée diazépine dont les vertus myorelaxantes, anxiolytiques, sédatives et anticonvulsives ont été mises en évidence par le pharmacologue Randal. Vu sa faible toxicité, sa puissance et son excellent index thérapeutique, les dérivés du diazépine (devenu benzodiazépine) remplacèrent rapidement les barbituriques dont la toxicité est assez importante.

Chlordia

 

La famille des benzodiazépines est riche de plus de 50 composés (diazépam, lorazépam, alprazolam témazépam, chlordiazépoxide, nitrazépam, triazolam, flunitrazépam, etc.) y compris un antagoniste5 spécifique (utilisé comme antidote en cas d’intoxication ou de tentamen6), le flumazénil, décrit pour la première fois en 1981. Mise sur le marché en 1960, le chlordiazépoxide (Librium®) fut la première benzodiazépine, suivi en 1963 par le diazépam (Valium®), puis l’oxazépam (Seresta®). 

 

Les benzodiazépinesiv sont des médicaments dits ‘’dépresseurs du système nerveux central’’, car ils induisent des sensations de calme (anxiolyse), de somnolence et d’endormissement. Cela est possible par la modulation d’un neurotransmetteur de notre cerveau, l'acide γ-aminobutyrique, aussi nommé GABA. Il est le principal neurotransmetteur inhibiteur du système nerveux central. Sa principale mission est de favoriser un équilibre dans la stimulation des neurones. En effet, pour bien fonctionner, un neurone doit pouvoir être activé, mais aussi freiné. Le GABA est considéré comme le frein, le ralentisseur, celui qui calme nos neurones et leur permet d’être prêt à se réactiver. Il agit en équilibre avec un neurotransmetteur accélérateur, le glutamate. Ainsi, les actions de notre centaine de milliards de neurones sont modulées, entre autres, par un
neurotransmetteur activateur, le glutamate et un neurotransmetteur inhibiteur, le GABA.

4 Marge thérapeutique indique la concentration à laquelle un médicament présente un effet. Plus cette marge est importante, plus sûr est considéré le médicament.
5 Un antagoniste se dit de toute substance, dont l'action est opposée à toute autre substance.
6 Tentamen : Terme utilisé en médicine pour décrire un cas de tentative de suicide.

Pour pouvoir agir, le GABA module un récepteur qui présente une originalité : il est fait de différentes sous-unités dont une contient un site qui peut réagir avec les benzodiazépines. Ainsi, la présence d’une benzodiazépine va augmenter l’efficacité de l’action du GABA et donc l’aider dans son action de frein. Une diminution du stress, de la peur en sera la conséquence. Il est à remarquer que l’alcool module également l’action de ce récepteur GABA. C’est la raison pour laquelle la consommation d’alcool et la prise simultanée de benzodiazépine peuvent être dangereuses et ne sont pas recommandées. Dans le cerveau, plus de 40% des neurones du système nerveux central sont GABAergique, ce qui expliquerait l’importance des effets des benzodiazépines. 

Gaba

Figure 2, Structure du récepteur GABA avec les sites d'actions pour les benzodiazépines.

Contrairement aux barbituriques, le grand avantage des benzodiazépines est de permettre un traitement
contre l’anxiété et l’insomnie sans perturber de manière fatale l’activité des récepteurs GABA. Ainsi, la modulation est suffisamment fine pour avoir un effet thérapeutique sans prise de risques. En plus, les benzodiazépines présentent de multiples qualités thérapeutiques et peuvent être utilisées dans de nombreuses situations cliniques. Une manière simple de voir les possibilités d’utilisation des benzodiazépines est résumée sous la forme d’une étoile (figure 3).

Benzo

Figure 3 : Les benzodiazépines se caractérisent par leur efficacité, comme anxiolytique, hypnotique,  antiépileptique et myorelaxantv. Par exemple, le valium présente une utilité presque dans tous les cas, alors que le clobazam est surtout utile comme antiépileptique.

Les benzodiazépines : Apprendre la modération

Les substances de la famille des benzodiazépines présentent des métabolismes différents selon la structure de la molécule. La vitesse d’élimination, c’est-à-dire la demi-vie7 ,nécessaire aux différentes benzodiazépines qui sont parfois métabolisées sous des formes actives sur le plan pharmacologique, est variable (voir Tableau 1). Les produits d’action rapide ont une demi-vie de moins de 24 heures, comme le midazolam ; les composés à action intermédiaire, comme le nitrazépam, ont des demi-vies d’une durée de plus de 24 heures, alors que les composés à action longue durée, comme le diazépam, ont des demi-vies de plus de 48 heures. Ces demi-vies varient aussi selon les individus et, particulièrement chez les sujets âgés, chez qui ces substances ont tendance à être éliminées plus lentement.

Tableau

Le Valium® (diazépam) est un exemple intéressant quant à son métabolisme (Figure 4). Utilisé pour le traitement de l’anxiété, il se métabolise en trois autres benzodiazépines qui sont également actives, soit, le témazépam (Normison®) et le nordiazépam (Nordaz®, vendu en France) et en oxazépam (Seresta®) qui est le métabolite du nordiazépam. Ainsi, la prise d’un comprimé de diazépam demandera entre 140 et 280 heures, soit environ 6 à 12 jours pour être totalement éliminé. Et comme le diazépam se métabolise en témazépam éliminé entre 20 et 90 heures (1 à 3 jours), et en nordiazépam, éliminé entre 210 et 1000 heures (7 et 40 jours), lui-même transformé en oxazépam qui disparaît en 28 et 77 heures (1 à 4 jours). La prise quotidienne de diazépam demandera beaucoup de temps pour que le corps en soit totalement libéré.

7 La demi-vie est le temps nécessaire pour la concentration d'une substance diminue de 50 %. On estime qu'il faut 7 demi-vies pour une élimination compltète du médicament

Diagram

Les endobenzodiazépines : des neurotransmetteurs endogènes

L'existencevi de sites de liaison spécifiques pour les benzodiazépines a généré l’hypothèse de l’existence de ligands endogènes. Trois familles de molécules ont été identifiées : les β-carbolines, les benzodiazépines endogènes et une famille de peptides appelés endozépines.

En 1980, les β-carbolines ont été mis en évidence dans l’urine et le cerveau humain. Ces substances produisent des effets opposés à ceux des benzodiazépines, à savoir anxiété et convulsions et possèdent, à faible dose, une activité psychostimulante. Les β-carbolines inhibent l'action du GABA et agissent comme des agonistes inverses des benzodiazépines.

Mais déjà en 1940, ont été découvert des composés présentant les mêmes effets que les médicaments de la famille des benzodiazépines qui seront mis sur le marché dans les années 1960. De plus, récemment, il a été observé que ces ‘’benzodiazépine-like’’, sont générés par des microorganismes, comme le Penicillium cyclopium ou Streptomyces refuineus et par de nombreux végétaux (céréales, riz et pommes de terre), ainsi que dans divers produits d'origine animale. Les benzodiazépines endogènes pourraient donc être d'origine alimentaire ou même synthétisé par notre microbiome8.

Il y a également les endozépines qui désignent une famille de peptides endogènes capables de se lier aux récepteurs des benzodiazépines. Elles dérivent toutes d'un polypeptide appelé diazepambinding inhibitor (DBI) qui présente la caractéristique de déplacer les benzodiazépines et les β -carbolines de leurs sites de liaison.

Ces études montrent que la régulation de l’activité des neurones quant à leur inhibition paraît plus compliquée que la simple activité d’un neurotransmetteur comme le GABA. Le GABA n’agirait pas seul !"

8 Le microbiome humain représente l’ensemble des gènes du microbiote, c’est-à-dire des milliards de bactéries qui vivent dans le corps humain et que l’on appelait avant la flore intestinale d’un corps humain. (Nutr Rev. 2012 August ; 70(Suppl 1): S38–S44. doi:10.1111/j.1753-4887.2012.00493.x)

Les benzodiazépines : Une remise en question

Un sujet de controverse

Depuis leur introduction, les benzodiazépines ont assez rapidement été sujet de controverses, avec des opinions très polarisées : pour certains, efficaces, sûres avec une bonne compliance chez les patients, pour d’autres, au contraire, à grand risque de dépendance et de consommation abusive. Et récemment de nombreuses études commencent à mettre en évidence des conséquences inattendues de leur utilisation, telles que des problèmes cognitifs et psychomoteurs. De plus, la possibilité de développer une d’addiction et des abus de consommation apparaissent comme un vrai problème. Malgré les guidelines et les avertissements pour une consommation raisonnable, il apparaît que l’usage des benzodiazépines demande plus de prudence que prévu, surtout quant à la durée de la prescription. Ainsi, de plus en plus de questions se posent sur un bon usage de cette molécule qui reste un outil thérapeutique très intéressant. Mais comme toujours, en toxicologie, le principe de la dose, reste fondamentale (sola dosis facit venemum9). Après 50 ans d’utilisation et, parfois, de surutilisation, il apparaît que le ratio risque/bénéfice des benzodiazépines reste positif chez la plupart des patients lors d’une consommation sur une courte période (2 à 4 semaines). Un usage au-delà de 4 semaines semble associé à de nombreux risques de tolérance (dépendance physique) et d’addiction. Certaines recherches estiment même possible des changements structurels dans le cerveau, imaginant l’utilisation de l’antagoniste des benzodiazépines, le flumazénil, pour aider au sevrage.

La distinctionv entre surconsommation, abus, dépendance à haute dose et à dose thérapeutique est très importante. On parle de mésusage de benzodiazépines lorsque le patient recherche leurs effets euphorisants ou les associe à d’autres psychotropes (alcool, cannabis, cocaïne, amphétamine, etc.). Les conséquences de ce mésusage peuvent être multiples. On peut observer un revirement de l’effet (utilisation d’hypnotiques pour être plus éveillé), des effets paradoxaux (agitation psychomotrice, ivresse pathologique), des perturbations psychiques (état dysphorique et dépressif, nivellement affectif, insouciance, perte du sens critique, euphorie, etc.), des troubles de la concentration, amnésie et désorientation. Dans certains cas, des intoxications inexpliquées peuvent se développer, comme des troubles de la coordination des mouvements
(ataxie), des troubles de la parole (dysarthrie) et même des mouvements d'oscillation involontaires et saccadés du globe oculaire (nystagmus). On observe parfois une diminution de l’appétit. Une consommation chronique, même à faible dose peut générer l’apparition d’une triade typique qui se caractérise par une indifférence affective, des déficits cognitifs et de la mémoire, ainsi que des faiblesses corporelles générales. La prévalence d’une consommation exagérée toucherait environ 1% dans la population générale. Bien que le traitement à long terme à doses thérapeutiques de benzodiazépines ne soit pas forcément un abus, le problème vient de la dépendance pharmacologie et les symptômes de sevrage lors d’un arrêt brutal du traitement. Dans ces cas, il faudra s’interroger sur la nécessité de continuer le traitement par benzodiazépines et, le cas échéant, initier un plan de sevrage en collaboration avec le patient.

9 C’est la dose qui fait le venin.

Une prescription à surveiller

Dans le compendium suisse des médicaments, il est précisé par exemple pour le Valium® que : ‘’ La durée du traitement doit être aussi brève que possible. Le patient doit se soumettre à des contrôles réguliers au cours desquels la nécessité de poursuivre le traitement est réexaminée, surtout si le patient ne présente pas de symptômes. La durée du traitement – phase de sortie comprise – ne doit pas excéder deux à trois mois’’. Il est de plus précisé qu’un : ‘’ Un traitement de plus longue durée ne doit être envisagé qu'après nouvelle évaluation de la situation. Au début du traitement, il peut s'avérer judicieux d'informer le patient de la durée limitée du traitement et de lui expliquer de manière précise comment la dose sera réduite par paliers.’’

Il est également suggéré de prévenir le patient de la survenue phénomènes de rebond, et même lors de consommation de courte durée, de manifestations de sevrage, même avec une consommation respectant la posologie10 et surtout lorsque la posologie est élevée. Pour d’autres benzodiazépines, il est même recommandé de ne pas dépasser les 4 semaines.

Déjà en 2003, la BCNBP (Belgian College of Neuropsychopharmacology and Biological Psychiatry) publiait les dix règles de prescriptions et d’utilisation raisonnables des benzodiazépines anxiolytiques, qui restent toujours d’actualité et présentées ci-dessous :

Anxiete

10 Indication du dosage et de la fréquence de prise d'un médicament.

 

Une population à protéger

Une population particulièrement sensible et à qui est souvent prescrite des benzodiazépines, sont les personnes âgées (selon l’OMS, les personnes de plus de 60 ans). Les conséquences fréquemment observées de la consommation de benzodiazépines sont une somnolence, une instabilité, l’ataxie et les troubles de la mémoire et ces effets sont particulièrement présents en cas de consommation importante et d’une prise simultanée d’autres médicaments psychotropes (neuroleptiques, antidépresseurs, analgésiques, anesthésiques, drogues illicites sédatives …) ou/et d’alcool. Un autre souci de cette population est leur métabolisme. En effet, la demi-vie d’élimination est plus longue que chez la jeune population. On estime qu’il est prudent, de leur prescrire la moitié de la dose thérapeutique normalement recommandée. Un souci de la personne âgée est la chute, qui est augmentée avec la prise de benzodiazépines qui peuvent perturber le sens de l’équilibre. La question qui se pose pour cette population est de savoir si le médicament est outil thérapeutique ou générateur de maladies ?

Conduire avec des benzodiazépines

On l’oublie souvent, mais le permis de conduire n’est pas un permis de tuer. Or comme de nombreux psychotropes, l’alcool y compris, les benzodiazépines perturbent la capacité à conduire un véhicule. Dans le compendium suisse des médicaments, il est d’ailleurs précisé que les benzodiazépines : ‘’peuvent modifier les capacités de réaction au point d'influencer la capacité à conduire dans la circulation ou à utiliser des machines. Cet effet est renforcé en cas d'ingestion concomitante d'alcool. Comme avec tous les médicaments ayant une action dépressive centrale, les patients auxquels une benzodiazépine est prescrite doivent être prévenus de ne pas utiliser de machines dangereuses ou de véhicules avant de s'assurer que le médicament ne les rend ni somnolents ni vertigineux’’. 

Dans certains cas, les benzodiazépines peuvent même être à l’origine d’une désinhibition paradoxale, plus fréquente chez les personnes âgées, éteignant l’action du cerveau frontal qui est la partie de notre cerveau qui nous aide à mesurer si nos actions sont ou ne sont pas sensées. On observe parfois également des réactions paradoxales extrêmement dangereuses, comme une ivresse, accompagnée par une désinhibition avec des comportements très agressifs, et des amnésies antérogrades. Ainsi déconnecté de son cerveau frontal (notre raison), et sans mémoire (nos souvenirs), le conducteur roule comme un zombie. Il est facile d’imaginer que ce genre de chauffeur est dangereux sur les routes!

Benzodiazépines et pathologies

De nouvelles études récentes semblent démontrer que la prise de benzodiazépines augmenterait le risque de voir certaines pathologies se développer, comme la démence ou le cancervii. Une étude taïwanaise récente, réalisée pendant 5 ans sur 59’647 sujets montre une relation statistiquement significative entre la prise de benzodiazépines et le risque de cancer hépatique, rénal, de la prostate, de la vessie et chez l’homme particulièrement du cerveau. Une étude américaine de 2012 portant sur 10’529 sujets estime que le risque de cancer est augmenté de 35% chez les consommateurs à hautes doses de benzodiazépines.

Les benzodiazépines : un chemin vers l’addiction ?

De plus en plus d’études suggèrent que la prise prolongée de benzodiazépines favorise le développement de symptômes d’addiction. L’addiction est une maladie du cerveau qui se caractérise, entre autres par un comportement compulsif, des symptômes de sevrage et une consommation malgré les conséquences. Les symptômes de sevrage sont observés lors d’un arrêt brusque ou d’une diminution du dosage des benzodiazépines, même après une courte période de consommation (3 à 4 semaines). Les signes le plus souvent observés sont des insomnies, des problèmes gastriques, des tremblements, une agitation, une peur et des spasmes musculaires. Moins fréquemment on peut constater une plus grande irritabilité, de la
transpiration plus importante, une hypersensibilité aux stimuli, une dépression, un comportement suicidaire, des idées suicidaires, une psychose et même un delirium tremens. Afin d’éviter l’apparition de ces symptômes, il est nécessaire, pour cesser une consommation de benzodiazépine de prendre le temps de diminuer tranquillement sa consommation. Cela peut prendre quelques semaines, voire parfois quelques années.

La sensation de plaisir qui permet aux drogues d’être particulièrement addictives est le fruit d’une sécrétion plus importante de dopamine, dans le système de la récompense du cerveau. L’addiction est une maladie bien particulière, qui ne se développe pas chez tous les patients traités avec des benzodiazépines. Nous ne sommes pas tous égaux face aux drogues et médicaments.

L’équipe du Professeur Christian Lüscherviii , explique que contrairement à ce que l’on avait toujours imaginé, les benzodiazépines affectent la sécrétion de dopamine et donc peut jouer un rôle dans la génération de comportement addictif en perturbant le système de la récompense. Le phénomène décrit est très intéressant. En effet, les benzodiazépines diminuent l’influence d’un groupe d’interneurones inhibiteurs dans une zone du cerveau (l’aire ventral tegmental, abrégé VTA) du cerveau. Comme ces interneurones ont pour mission de prévenir une sécrétion excessive de dopamine, leur inhibition conduit à la diminution de leur effet de frein sur des neurones producteurs de dopamine et par conséquent favorise une augmentation de la sécrétion de dopamine. La démonstration est donc faite que les benzodiazépines, par leur action sur le système de la récompense, peuvent favoriser le développement, non seulement d’une tolérance pharmacologique, mais
également d’une addiction. 

Il a été également démontré que ce sont certains types particuliers de récepteurs GABAA qui sont responsables, par leur stimulation de l’addiction aux benzodiazépines. Ainsi, afin de prévenir un risque de développement d’une addiction, l’idée serait le développement de nouveaux médicaments de la famille des benzodiazépines qui n’agiraient pas sur ces récepteurs modulant la sécrétion de dopamine.

Conclusion : Sommes-nous des papillons épinglés ?

Alors pour terminer cette revue, on constate, que comme souvent, la solution n’est pas dans le médicament, même si son utilisation peut aider. Une réflexion dans le monde de la médecine se dessine actuellement pour repenser l’utilisation de la famille des benzodiazépines. Il ne faut jeter le bébé avec l’eau du bain, mais il faut savoir que la consommation d’un médicament n’est jamais anodine. 

En fait il apparaît que lorsque l’on souffre de maladies dites psychologiques ou psychosomatiques, la tendance des patients est de se ressentir comme cloué au sol. Ainsi, comme des papillons épinglés, crucifiés par nos douleurs, nos peurs, en cherchant à nous soulager, à anesthésier notre mal-être, nous allons à la rencontre des benzodiazépines. Comme cela est décrit dans cette article, les benzodiazépines, peuvent aider, comme un plâtre sur une jambe cassée. Ils peuvent nous aider à retrouver la vue dans la tempête, à nous permettre de nous entendre à nouveau et à retirer l’épingle qui nous retient au sol. Mais l’envie de reprendre son envol, de recommencer à voyager, à avancer sur le chemin de nos vies, les benzodiazépines vont-elles la rallumer ?

 

i Benzodiazepine use and risk of Alzheimer’s disease: case-control study BMJ 2014;349:g5205
ii https://www.benzo.org.uk/freman/bzcha01.htm
iii Pharmacologie, des concepts fondamentaux aux applications thérapeutiques. Michel Schorderet et

collaborateurs, Editions Frison-Roche / Slatikine ; 1998.
iv http://www.emcdda.europa.eu/publications/drug-profiles/benzodiazepine/fr
v Rev Med Liège 2013; 68: 5-6: 303-310
vi Médecine/Science n° 4 vol. 10, avil 94
vii Kao CH, Sun LM, Su KP, et al.— Benzodiazepine use possibly increases cancer risk : a population-based retrospective cohort study in Taiwan. J Clin Psychiatry, 2012, 73, e555-560
viii Is there a way to curb benzodiazepine addiction? Swiss Med Wkly. 2011;141: Arnaud L. Lalive, Uwe

Rudolph, Christian Lüscher, Kelly R. Tana